La création en
mathématiques, voilà un thème bien mystérieux. Pourquoi invente-t'on de
nouvelles mathématiques, comment se déclenche le processus, qui crée de
nouvelles mathé-matiques ? Autant de questions auxquelles il n'est pas question
de répondre en quelques lignes d'autant plus que certains aspects de la
question sont rien moins qu'élucidés.
Pour cadrer quelque
peu notre propos nous nous placerons sous trois angles différents :
l'enfant, l'étudiant et le chercheur et regarderons plutôt le comment que le
pourquoi.
1. L'enfant
Vers 1950 Jean
Piaget et ses collaborateurs genevois mirent en place dans une série
d'expériences célèbres la démarche
psycho-génétique au cours desquelles furent montré que les notions élémentaires
des mathématiques se mettaient en place petit à petit avec le développement des
capacités opératoires des enfants ; trois types de structures élémentaires
irréductibles les unes aux autres apparaissent alors :
* structures
portant sur des objets manipulés essentiellement par des opérations inversibles
(je déplace ce cube de droite à gauche donc je peux le ramener à sa place en
effectuant le même déplacement de gauche à droite) ;
* structures
portant sur des relations entre les objets : relations d'ordre, d'égalité
puis d'addition voire de soustraction ;
* structures
topologiques : partition, regroupements, voisinages, passage à la limite,
et d'une manière générale tout ce qui a trait à notre perception de l'espace.
Par exemple la
« création » des nombres naturels se fait à partir des trois
structures en une succession de combinaisons liées à l'âge et au développement
de l'enfant. La difficulté pour le psychologue consiste alors à déméler la part
due à chacune de ces structures et à en tirer une analyse des expériences réalisées
[1].
Les travaux de
Piaget ont été à l'origine de l'une des entreprises les plus risquées de toute
l'histoire des mathématiques : comme la notion de structure est à la base
de tout faisons découvrir aux enfants les principales structures (comme les
groupes en Algèbre), une fois les formes mises en place les différents objets
viendront remplir les cases vides et on pourra réutiliser les structures dans
diverses situations : à partir du groupe additif de on pourra parler du groupe des translations
ou de celui des rotations, etc.
A posteriori la
réforme des « maths modernes » ne semble pas avoir atteint son
objectif principal qui était de donner un substrat plus conséquent à la
réflexion logico-mathématique et de sortir de la sempiternelle question
« à quoi ça sert » ; il est clair que cette réforme,
relativement brutale dans sa mise en ouvre, a mis en péril l'enseignement des
mathématiques pour de nombreuses années et il est possible que la désaffection
actuelle pour les études scientifiques en soit une conséquence indirecte.
Revenons sur le
fond de la question : on voit chez
l'enfant dès le plus jeune âge (contraire-ment aux affirmations de Piaget)
apparaître des comportements spontanés dans
la mathématisation de son univers : entre 4 et 8 mois un bébé fait
la différence entre les nombres 1, 2 et 3 et sait différencier les trajectoires
d'objets dans l'espace, par contre il ne fait pas la différence entre les
formes même de couleurs différentes [2]. On retrouve ces capacités brutes chez
l'animal et on peut penser qu'elles font partie du patrimoine génétique ;
ceci apparaît clairement dans la numération : les nombres 1, 2 et 3 ont un
statut bien particulier aussi bien dans leurs noms que dans leur écriture [3].
Le passage à des valeurs supérieures de la numération se fait entre 6 et 8 ans,
période où se produit un phénomène inexpliqué : si nous réflechissons à
notre manière de compter il est clair que nous ne fonctionnons pas comme des
calculatrices (sinon nous pourrions faire des extractions de racine ou autres
opérations élaborées) mais plutôt comme des balances ; nous nous faisons
une représentation spatiale des nombres à ajouter et nous les pesons afin d'en
évaluer la somme ou la différence : on a par exemple mesuré que le temps
de réponse pour ajouter deux nombres était inversement proportionnel au carré
de leur différence, exactement comme dans une balance. Ceci montre bien que
l'opération multiplication sera beaucoup plus difficile à réaliser et
nécessitera un apprentissage très lourd.
Quel est le rapport
avec la création ? D'après ce que nous venons de dire il n'y a rien de
moins naturel dans notre démarche que le nombre et seule notre confiance dans
l'espace avec sa permanence et son organisation peuvent nous suggérer une
démarche créatrice dans ce domaine ; historiquement c'est bien ce qui
s'est passé avec les Grecs de l'époque classique et même si les Pythagoriciens
mettaient le nombre avant toutes choses c'est la géométrie qui a pris le dessus
et fut le facteur principal de la mathématisation de notre espace.
2. L'étudiant
Quand on sort des
mathématiques élémentaires on entre dans celui du symbolisme : vers 13-14
ans on commence à apprendre à se servir de lettres à la place de nombres,
d'équations, de relations conceptuelles d'un autre niveau ; les enfants
qui n'arrivent pas à franchir cette étape sont « éliminés » du
parcours scolaire normal. Ce symbolisme est essentiellement verbal, les parties
du cerveau mises en jeu ne sont plus les mêmes, on entre dans le domaine des idées.
Une activité
importante de l'adolescent (voire de l'adulte) est le jeu : combien
accrochent aux concours de mathématiques, aux activités ludiques que peut
fournir la technologie moderne et tout enseignant le sait bien. Le jeu a depuis
de nombreuses années été reconnu comme une des méthodes d'apprentissage les
plus efficaces quelque soit l'âge de l'apprenant et on ne peut l'oblitérer d'un
coup, surtout lorsqu'il s'agit d'adolescents.
Voici ce que dit J.
Dieudonné à ce propos : « j'ai eu des enfants et des petits-enfants,
et je vois les gosses passer leur temps à vous poser des devinettes, à exercer
leur sagacité et leur curiosité [.]. C'est un fait universel qu'on observe dans
tous les pays et à toutes les époques : il y a une espèce de curiosité innée
et naturelle de l'être humain à résoudre des devinettes. Ne cherchez pas plus
loin, les neuf dixièmes des mathématiques, en dehors de celles qui ont été
suscitées par des besoins pratiques,
sont des résolutions de devinettes [4]. »
Sous la plume d'un
des fondateurs de Bourbaki cette phrase ne manque pas de sel.
Tout ceci fait que
l'attitude du futur mathématicien, et du scientifique en général, va se
préciser dans ces années de formation initiale ; sa pensée va s'élaborer
progressivement, ses centres d'intérêt se préciser et si, par chance, il
rencontre un enseignant capable de lui montrer les beautés de telle discipline
et éveiller sa curiosité il peut trouver sa voie. Les exemples sont nombreux et
les plus grands ont expliqué ce qu'ils devaient à leurs maîtres de Lycée ou de
Prépa [5], [6].
La difficulté en
mathématiques (et souvent en physique) de ce point de vue tient à différents
facteurs : angoisse de la réussite et difficultés méthodologiques sont
souvent des pierres d'achoppement ; les programmes en sont souvent la
cause : au nom du sacro-saint respect du niveau (notion bien subjective.)
les programmes des classes scientifiques sont lourds et orientés dans un sens
bien spécifique : pas ou peu de temps pour la géométrie, beaucoup de calcul,
quelques mathématiques appliquées, bref un programme chargé et finalement peu
de temps pour développer les à-côté, le jeu, la créativité de l'individu. La
situation est pire en Prépa où les programmes sont ahurissants et où les élèves
sont plus jugés sur leur capacité à reproduire le discours officiel que sur
leur imagination ou leur capacité de réflexion.
3. Le mathématicien
Invention. Il semble au premier abord qu'elle n'ait pas de
place dans les mathématiques, où les vérités se déduisent toutes les unes des
autres. Mais la géométrie telle qu'on l'enseigne n'est pas la géométrie telle
que la fait le savant. Le théorème une fois trouvé, on le démontre en le
rattachant à un autre déjà démontré; mais il faut d'abord le trouver, et la
démonstration suppose ainsi l'invention. Mais d'où nous vient la faculté
d'inventer? De l'imagination. Ce sont les hommes qui en sont doués qui
inventent: les autres ont pour tout rôle de comprendre et de développer leurs
inventions. Il n'y a pas de règle fixe pour l'emploi de l'imagination; une
seule s'impose à l'inventeur: soumettre sa proposition découverte à une
vérification rigoureuse. Emile Durkheim
(1884).
Reprenons une
phrase de J. Dieudonné : « Tous les grands mathématiciens qui
ont parlé de leurs travaux se sont toujours plus à insister sur le rôle qu'y
joue ce qu'ils appellent généralement leur intuition. [.] il faut évidemment
renoncer à prendre le mot intuition au sens qu'on lui donne
d'ordinaire. La difficulté est que ce que le mathématicien appelle intuition
est pour lui une expérience psychologique tout à fait personnelle, à peu près
incommunicable et il y a tout lieu de croire que les intuitions de deux
mathématiciens sont le plus souvent très différentes [7]. »
Ca commence
bien ! Heureusement il précise un peu par la suite :
« En premier
lieu, quand on commence à s'intéresser à une théorie qu'on ne connaissait pas
avant, on n'en a aucune intuition, [.]. On se pose des questions que plus tard
on estimera stupides, et on est incapable de faire par soi-même des raisonnements
semblables à ceux que l'on lit. »
Signalons qu'un des
plus grands mathématiciens français, Henri Poincaré, lorsqu'il découvrait dans
un ouvrage des notions nouvelles refaisait toutes les démonstrations à sa
manière, c'est à dire sans forcément suivre celles de l'ouvrage qu'il lisait,
et ceci afin de s'imprégner complètement de ces idées.
Continuons notre
lecture de Dieudonné : « Puis si l'on s'obstine, peu à peu le voile
se lève ; on commence à comprendre pourquoi les mathématiciens qui ont
contribué à la théorie ont procédé d'une certaine manière plutôt qu'une autre.
Les objets de la théorie deviennent familiers [.]. C'est à ce moment qu'on peut
avoir la chance d'apercevoir un nouveau théorème ou une nouvelle
méthode. »
Visiblement les
maîtres mots sont pourquoi et comprendre : pour quelles
raisons a-t-on pris telle direction et pas telle autre et il faut ressentir
profondément ce sur quoi on travaille. Tout ceci suppose une culture suffisante
du sujet ; prenons un exemple simple : les principales notions algébriques
sont issues en grande partie de questions de géométrie ou de théorie des
nombres ; parler de produit extérieur et de déterminant (produit
vectoriel) ou même de produit scalaire sans même avoir la plus petite idée de
ce qu'est un volume ou la projection d'un vecteur sur un autre n'a évidemment
aucune signification pour le lecteur et pourtant c'est ainsi que ces notions
ont été enseignées (voire le sont encore de nos jours). De même connaître les
motivations des savants qui se sont penchés sur telle ou telle question ne peut
qu'aider à la compréhension des théories plus modernes : pour reprendre
l'exemple précédent le produit vectoriel a été inventé par Ampère et Maxwell
afin de représenter les phénomènes électromagnétiques ; cette notion a
débouché par exemple sur la théorie des formes différentielles qui est
quasiment incompréhensible sans arrière-plan concret.
Mettons que l'on se
soit bien approprié un sujet, que l'on aperçoive un problème non résolu et que
l'on décide de s'y attaquer, que se passe-t-il alors ? Pour Alain Connes
[8] il ne faut surtout pas le prendre de front : on regarde la situation
sous toutes ses coutures, on tente quelques essais (légers) dans une direction
qui semble plus prometteuse qu'une autre, éventuellement on tente une attaque
frontale, bref on s'imprègne du problème. Celui-ci résiste en général à ces
stratégies ; il faut alors le laisser tomber et faire autre chose :
quelque chose en relation ou pas avec le sujet, en tout cas rien ne sert de
tourner obsessionnellement autour et de ne penser qu'à ça. Puis, petit à petit
des idées, souvent inconscientes, commencent à prendre forme, des analogies
avec des situations connues commencent à apparaître, de nouvelles stratégies
sont testées.
Henri Poincaré
raconte ainsi sa découverte des fonctions fuchsiennes [9] (fonctions
automorphes) : « [.] tous les jours je m'asseyais à ma table de
travail, j'y passais une heur ou deux, j'essayais un grand nombre de
combinaisons et je n'arrivais à aucun résultat. Un soir, je pris du café noir,
contrairement à mon habitude, je ne pus m'endormir : les idées
surgissaient en foule ; je les sentais comme se heurter, jusqu'à ce que
deux d'entre elles s'accrochasent, pour ainsi dire, pour former une combinaison
stable. Le matin, j'avais établi l'existence d'une classe de fonctions
fuchsiennes, [.] je n'eus plus qu'à rédiger les résultats, ce qui ne me prit
que quelques heures. »
Donc le problème
mûrit plus ou moins de lui-même dans l'inconscient du mathématicien jusqu'à ce
qu'une solution apparaisse : ça semble enfantin ! Pour préciser un
peu plus on peut citer Jacques Hadamard qui décrit sa propre méthode
[10] : tout d'abord un travail préparatoire, qui comporte des essais et
des erreurs, celles là mêmes que l'on oublie de mentionner par la suite, puis se
font jour des tentatives de gouverner l'inconscient, enfin se produit l'illumination.
Il insiste également sur l'imagerie mentale qui permet de faire travailler
l'inconscient.
Ce terme de gouverner
l'inconscient est intéressant et on peut se demander ce qui se cache
dessous : notre esprit fonctionne très souvent par analogie et en
face d'une situation nouvelle il va chercher dans sa mémoire si une situation
semblable ne se serait pas déjà produite ; si c'est le cas la solution
donnée la fois précédente pourra servir de fil directeur à la résolution de la
situation actuelle. Le nombre de situations mathématiques que l'on peut
rencontrer n'est finalement pas si grand que l'on n'ait jamais rencontré son
analogue et si c'était le cas il faudrait faire un grand effort d'invention. On
comprend mieux à partir de ce constat ce qui fait la différence entre diverses
variétés de mathématiciens : des gens comme Fermat, Newton, Euler, Gauss,
Riemann, Poincaré sont des inventeurs dans le sens où ils sont capables de dépasser
la représentation mentale par analogie, où ils peuvent faire preuve
d'imagination et inventer des concepts entièrement nouveaux ; ces gens
sont peu nombreux finalement et même si la mise en forme de leurs travaux a
souvent laissé à désirer leur apport à la connaissance est incomparable.
En fait l'analogie
est ce que Pascal appelait l'esprit de géométrie : même si les
objets sur lesquels on travaille semblent particulièrement abstraits, si on
arrive à les traiter comme des objets géométriques, en tout cas au niveau du
vocabulaire, le support mental sera alors infiniment plus sûr et efficace. Par
exemple le difficile problème de Dirichlet s'interprète comme la
généralisation dans un espace de Hilbert approprié de la projection orthogonale
sur une droite ou sur un plan : les points sont des fonctions et
l'orthogonalité est un calcul d'intégrales. Avoir cet esprit de géométrie
permet alors de visualiser le phénomène, même s'il porte sur des objets dont
l'apparence géométrique est bien pauvre.
Terminons avec
l'intendance : que se passe-t-il après l'illumination ? Pour Alain
Connes [8] : « Le processus de vérification est très douloureux,
parce qu'on a peur de s'être trompé. C'est en fait la phase la plus
angoissante, parce qu'on ne sait jamais si son intuition est juste. »
Que celui qui ne
s'est jamais trompé lui jette la première pierre ! Pour reprendre
l'exemple de Poincaré, il trouvait ça tellement rasoir et était tellement sûr
de son intuition qu'il laissait à d'autres le soin de mettre ses idées lumineuses
au propre (ça lui a d'ailleurs joué quelques tours et il a été obligé de
rembourser certaines publications hâtives.).
Finalement un
certain nombre de conditions semblent devoir être réunies pour faire un
mathématicien de valeur
* une capacité à
traduire le langage symbolique en langage « géométrique »
* une culture
étendue et un savoir conséquent,
* une imagination
suffisante pour pouvoir sortir des sentiers battus
* être joueur.
Claude-Paul Bruter
résume ainsi la situation [11] : « [.] pourquoi tous les enfants
méritent-ils de recevoir un véritable enseignement de mathématique, [.]
structuration de l'esprit, entraînement aux formes diverses du raisonnement qui
aident à reconstruire l'enchaînement des causalités du monde physique,
entretien de la mémoire, des facultés d'attention et de persévérance,
développement de l'intuition spatiale et des capacités de représentation,
d'analyse, de synthèse, d'imagination. Du point de vue de la formation de
l'esprit, l'avantage des mathématiques reste inégalé, car aucune autre
discipline ne permet d'atteindre autant d'objectifs avec autant de pugnacité,
de densité, de rapidité. »
Bibliographie
[1] Jean Piaget et
al., Logique et connaissance scientifique, La Pléiade, 1967
[2] Stanislas
Dehaene, La bosse des maths, Odile Jacob, 1997
[3] Georges Ifrah, Histoire
universelle des chiffres, Laffont, 1981
[4] Jean Dieudonné
et al., Penser les mathématiques, Points Science, 1982
[5] Laurent
Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle, Odile Jacob, 1997
[6] André Weil, Souvenirs
d'apprentissage, Birkhaüser, 1991
[7] Jean Dieudonné,
Pour l'honneur de l'esprit humain, Hachette, 1987
[8] Alain Connes et
Jean-Pierre Changeux, Matière à Penser, Odile Jacob, 2000
[9] Henri Poincaré,
Science et Méthode, Ed. Kimé, 1999
[10] Jacques
Hadamard, Essai sur la psychologie de l'invention dans le domaine
mathématique, Gautier-Villars, 1952 (réed. J. Gabay)
[11] Claude-Paul
Bruter, Comprendre les mathématiques, Odile Jacob, 1996