Moti
vations

 

Un jour de septembre 2000 on m'appelle au téléphone de la part de mon inspecteur de mathématiques : « accepteriez vous de prendre une stagiaire cette année ? ». Pour ceux qui l'ignorent, lorsque vous acceptez ce genre de charge vous vous occupez pendant un an d'un(e) étudiant(e) qui vient juste d'avoir son Capes théorique, donc frais émoulu de l'Université (en général) et qui n'a jamais enseigné ou très peu. C'était la première fois que l'on me demandait ce genre de choses, aussi j'étais quand même assez flatté et j'acceptais avec enthousiasme.

Donc le jour de la rentrée je pris contact avec ma stagiaire que nous appelerons Julie pour les besoins de l'histoire ; Julie était pleine de bonne volonté, un peu terrorisée également à l'idée de faire son premier cours, mais dans l'ensemble ça allait. Le début de l'année se passa d'ailleurs plutôt bien et nous nous voyions régulièrement pour échanger nos impressions (j'assistais régulièrement à certains cours). Dans le courant de nos conversations je faisais souvent référence à l'histoire des mathématiques ainsi qu'à des applications qu'elle aurait pu présenter à ses élèves, mais je sentais bien que mes paroles ne portaient pas vraiment. Il y avait certainement un petit problème que j'ai d'ailleurs vite analysé : ce que je lui racontais n'éveillait rien en elle, ça ne faisait pas partie de sa culture, personne ne lui avait enseigné ce genre de choses et quand vous avez vingt-cinq ans vous n'avez pas forcément envie de vous plonger dans des livres d'histoire des mathématiques ou de chercher des applications que vous pourriez enseigner à des élèves plus ou moins attentifs.

Vers le milieu de l'année je proposais à Julie de venir faire une sorte de conférence dans sa classe avant qu'elle ne parle de trigonométrie : je fais un petit laïus agrémenté de quelques transparents sur la découverte de l'Amérique, le calcul de la position en mer, la mesure du méridien terrestre, etc. qui montre à quoi sert la trigonométrie. Et là je vis que je n'avais pas que des élèves d'une quinzaine d'années devant moi, je vis qu'elle aussi découvrait toute une face des choses qu'elle n'avait jamais envisagée. Je sortis de ces séances (m'étant laissé entraîner par mon sujet, ça a duré deux heures.) assez content de moi mais également un peu perplexe : ces connaissances qui devraient probablement faire partie du bagage de base d'un enseignant, même en cours de formation, n'avaient certainement jamais été abordées devant elle pendant sa scolarité aussi bien dans le secondaire que le supérieur.

Quand je réfléchis à l'enseignement que j'ai reçu et que je vois les difficultés que j'ai eues à trouver la documentation nécessaire au livre que vous tenez entre les mains je comprend mes stagiaires ! Tout est dispersé : soit vous trouvez des livres généraux qui vous laissent complètement sur votre faim, du genre « je vous raconte ça bien que ce soit très compliqué et comme de toutes manières mon éditeur ne veut pas voir une équation, vous n'en saurez pas plus » ou alors c'est essentiellement de la technique : théorème, lemme, corrolaire, applications, etc. Quand à l'histoire des sciences qui pourtant présente un intérêt fondamental, elle ne fait que très rarement référence à des choses plus modernes, se cantonnant volontairement au sujet abordé : elle fonctionne par strates et rarement de manière transversale (quoique les choses évoluent un peu). C'est peut-être normal, mais ça n'aide pas beaucoup à comprendre : il manque toujours des éléments.

Par ailleurs il est nécessaire de maîtriser un minimum de technique pour comprendre : imaginez que l'on vous parle des problèmes qu'a posée l'intégrale de Riemann et que vous ne sachiez pas ce qu'est une intégrale, vous n'irez pas bien loin. Mais la technique peut être rendue plus douce : si on replace une notion dans un cadre historique (historiquement il y a toujours une excellente raison à l'introduction d'une notion nouvelle) et que l'on arrive à manipuler cette notion sous une forme ludique (au début en tout cas, il est très difficile de faire des mathématiques quand on ne s'est pas attaqué à des difficultés un peu lourdes), il y a des chances pour que la compréhension vienne mieux et plus vite. Il est difficile pour un étudiant de se lancer seul à l'attaque de notions nouvelles, et pourtant : la possibilité de s'approprier telle ou telle notion de son propre chef, en autonomie comme on dit maintenant ne semble-t-elle pas plus efficace ? Il me semble que c'est plus une question d'état d'esprit que de réel handicap. Quand on regarde les notions nécessaires à l'étudiant en Sciences jusqu'à la licence, il n'y a pas tant de choses sous-jacentes. La difficulté est essentiellement dans la quantité, mais si on a une vue globale des choses, si on a réellement compris les enjeux de tel ou tel problème, si on arrive à replacer tel ou tel objet dans une perspective plus large quel gain de temps, quel gain en termes de compréhension.

Je vais prendre un exemple vécu pour illustrer mon propos : lorsque j'étais au Lycée, à la grande époque des maths modernes, on nous enseignait les rudiments de l'algèbre linéaire : espaces vectoriels, bases, matrices, déterminants. Arrivé à l'Université même topo en plus théorique et avec davantage de notions. Pendant toutes ces années d'études personne ne m'a dit à quoi ça servait en pratique ni pour quelles raisons on en avait besoin, personne ne m'a dit : « lisez ce livre, ça vous donnera peut-être une idée plus claire de la question ». Au niveau du calcul, des problèmes ça marchait à peu près correctement, mais la compréhension n'était pas vraiment là. Il a fallu que j'enseigne moi-même ces choses, que je me documente par moi-même pour comprendre un peu mieux tout ce qu'il y avait par en-dessous.

Mes buts lorsque je me suis lancé dans la rédaction de cet ouvrage étaient donc les suivants : premièrement donner un aperçu historique sur un certain nombre de notions qui m'ont semblé particulièrement fondamentales. Au passage j'ai essayé d'aller un peu plus loin que la présentation habituelle en essayant d'introduire quelques problématiques plus modernes. Deuxièmement essayer de montrer de quelle manière ces notions se retrouvent dans certains domaines des sciences : ce sera bien sûr essentiellement en physique, mais également en économie ou dans quelques domaines qui ont utilisé les mathématiques dans leur développement. Troisièmement donner des outils facilement utilisables, soit pour les mathématiques elles-mêmes, soit pour les autres matières : j'espère que les physiciens ou d'autres y trouveront leur compte. Ces outils sont informatiques : chaque figure numérotée du livre correspond à un fichier téléchargeable sur Internet : on peut les utiliser tels quels en modifiant les divers paramètres ou bien les retravailler dans un but bien précis ; ce sont des modèles utilisables.

Enfin j'ai essayé de mettre en avant la méthode de recherche : de nombreuses questions sont vitales pour notre compréhension du monde et n'ont toujours pas de réponse ; aussi j'ai essayé d'en présenter quelques unes afin de pousser mes sagaces lecteurs dans la voie de la découverte, de la recherche, de l'imagination.

Techniquement parlant la plupart des chapitres commencent par des notions relativement simples avec éventuellement des rappels puis la pression monte petit à petit, aussi si vous n'êtes pas trop familier de certaines notions ne vous attardez pas et changez de thème : les notions mathématiques utilisées sont souvent imbriquées et le classement effectué n'est pas forcément le plus facile à suivre.

Voilà, Julie est partie à la fin de l'année vers d'autres cieux, peut-être lira-t-elle ce livre et me donnera-t-elle de ses nouvelles, en tout cas j'espère que vous, lecteur, prendrez autant de plaisir à lire cet ouvrage que j'en ai eu à l'écrire.